la Nature

Les débuts d'un pied nu

Les hommes qui naissent et vivent dans une nature vierge, loin de notre civilisation et des codes qui régissent sa vie sociale, marchent sur la chair de leurs pieds si le climat le permet. Ils font les choux gras de la presse à sensation lorsqu'une expédition bardée d'appareils photographiques arrive dans leur microcosme.

C'en est fini de leur ordinaire tranquille. Les tongs et autres sandales leur sont distribuées, et c'est avec fierté qu'ils s'en chaussent afin de ressembler à ces ambassadeurs du Coca-Cola et du poste de radio qui braille. Celui qui marche pieds nus devient un plouc, cela va jusqu'à l'obligation de se chausser, comme au Nigeria paraît-il.

A des milliers de kilomètres, quelques esprits originaux, descendants des inventeurs de la chaussure sous toutes ses formes, décident de quitter les leurs, sortant un pied blanc et fragile de leur étui protecteur pour le confronter à son univers d'origine : le sol. Ce sont les barefooteurs, anglicisme presque obligé tant le terme « va-nu-pied » est péjoratif comme peut malheureusement l'être parfois « paysan ».

Quelle mouche les a piqués ? Pour les uns la curiosité, pour les autres un vieux fantasme, ou une touche d'ésotérisme, ou un besoin d'exister original, pour beaucoup le simple plaisir, et de toutes façons un refus de se conformer à la norme.

Notre pied blanc et tendre se retrouve donc sur le sol, qu'il choisira d'abord doux et tiède pour commencer. Mais comme il est fait pour se déplacer, il va élargir son domaine et affronter des terrains plus variés. A lui les sables grossiers, les sous bois frais, les rochers et les flaques.

Il a commencé timidement par quelques dizaines de mètres et le voilà, toujours prudent, à compter en centaines. Il commence à parcourir les sentiers qu'il arpentait autrefois chaussé, tout étonné de sa hardiesse. Une égratignure de temps en temps lui rappelle que la vigilance est de mise: il apprend à se poser, à éviter le caillou pointu, la ronce perfide, et surtout à bien s'élever entre chaque pas : la démarche de la savate qui traîne n'est plus de mise! Il va constater qu'un passage difficile il y a un mois l'est beaucoup moins aujourd'hui. Voila du vrai progrès !

Car les progrès, s'ils n'ont rien d'un supplice, peuvent se révéler difficiles si on vit dans une région rocailleuse. Les « semelles » bien sûr devront se renforcer à l'instar de la main calleuse du travailleur. C'est avec une certaine délectation que l'on palpe jour après jour, mois après mois, la métamorphose de notre pied. C'est la récompense des petites souffrances endurée sur les terrains piquants et bosselés. Au repos, de petites douleurs, des élancements nous informent que la mécanique se met en place, que les choses avancent.

Les chevilles et la musculature sont plus sollicitées. Petit à petit, d'autres douleurs vont apparaitre, légères mais suffisantes pour signifier au marcheur qu'il doit alterner la marche et le repos. C'est la base de n'importe quel entrainement sportif. Les chemins où l'on saute de cailloux en rochers, les pentes fortes qu'on gravit en ahanant, les parcours en dévers demandent de pros efforts à notre pied et sa cheville dont ils n'avaient pas l'habitude avant.

Quoi qu'il en soit, ces petites misères disparaissent assez rapidement,  surtout chez les jeunes randonneurs dont beaucoup ne s'apercevront même de rien !

Le marcheur devra aussi ne pas s'imposer des balades trop difficiles pour lui, au risque de terminer son tour dans la souffrance, en jurant que l'on y prendra plus. La persévérance impose la progressivité, le repos et la modération.

Au bout de six mois à un an, notre pied tout blanc et délicat sera devenu un rude gaillard bronzé toute l'année sans traces de lanières. Il aura oublié ses petites douleurs, et pourra commencer à accompagner des copains chaussés sur des sentiers pas trop difficiles.

Sa semelle se sera épaissie, aura acquis un cuir solide par dessus des coussins robustes et élastiques. La sûreté de son pas lui épargnera les blessures et les fatigues inutiles.

Il appréciera alors la douceur des sous-bois, la brindille qui se rompt sous lui, la fraîcheur d'une flaque, la douceur de la boue, la toilette dans l'herbe couverte de rosée, la douceur du sol après un dégel, le calcul ardu et rapide de chaque pas dans les enrochements, les amas d'épines de pins agglutinés par la pluie, le velours de l'argile humide, le froid soudain d'une plaque de neige, la fine poussière de boue séchée, les tapis de feuilles mortes...

Il aura perdu son excès de sensibilité pour ne garder que ce qui lui est utile.
Il sera malheureux de rester à la maison.
Il ne rentrera plus dans ses anciennes chaussures.
il sera la fierté de son propriétaire dont il changera la vie.
il sera l'objet d'attentions, recevra les meilleures crèmes de la pharmacie.
Il aura enfin retrouvé sa fonction première : la liaison entre l'Homme et sa terre nourricière.